Et si les moustiques disparaissaient ?
Chaque année, plusieurs centaines de millions de cas cliniques de paludisme surviennent dans le monde du fait d’une piqûre de moustique infecté, et près de 1 million de personnes en meurent. Les moustiques génèrent une autre charge médicale et financière colossale en propageant la fièvre jaune, la dengue, l’encéphalite japonaise, la fièvre de la vallée du Rift, le chikungunya ou le virus du Nil occidental. Qu’adviendrait-il si ces insectes disparaissaient ? Manqueraient-ils à des gens ou à des écosystèmes ? La revue Nature a interrogé des scientifiques étudiant la biologie et l’écologie des moustiques et a reçu des réponses surprenantes.
Quelque 3 500 espèces de moustiques ont été répertoriées dans le monde, dont 200 seulement piquent les êtres humains. Les moustiques sont présents sur tous les continents excepté l’Antarctique et dans presque tous les habitats. Certains scientifiques estiment cependant que les séquelles écologiques créées par l’éradication des moustiques disparaîtraient rapidement car leur niche serait comblée par d’autres organismes. La vie continuerait donc comme avant, ou même mieux.
C’est sur la toundra arctique que l’élimination des moustiques aurait l’impact écologique le plus important, car la région abrite de nombreuses espèces, dont Aedes impiger et Aedes nigripes. Les œufs pondus par les insectes éclosent l’année suivante après la fonte des glaces et deviennent adultes au bout de trois à quatre semaines. Tout le secteur s’étendant du nord du Canada jusqu’à la Russie connaît une brève période pendant laquelle les moustiques sont si nombreux qu’ils forment des nuages extrêmement denses.
Délicieux à manger
Les hardes de caribous empruntent, dit-on, des chemins face au vent pour échapper à ces essaims, les moustiques pouvant consommer jusqu’à 300 millilitres de sang par jour et par animal. Dans des vallées où migrent des milliers de caribous, qui tassent le sol, broutent le lichen, transportent les nutriments, nourrissent les loups et altèrent l’écologie en général, le plus léger changement de trajet peut avoir des conséquences majeures. On peut donc dire que les moustiques manqueraient en Arctique.
“Les moustiques sont délicieux à manger et faciles à attraper”, observe l’entomologiste aquatique Richard Merritt, de l’université du Michigan, à East Lansing. Si leurs larves venaient à manquer, des centaines d’espèces de poissons devraient changer d’alimentation pour survivre. De nombreuses espèces d’insectes, d’araignées, de salamandres, de lézards et de grenouilles perdraient aussi une source alimentaire essentielle. Dans une étude publiée en juin dernier, des chercheurs ont suivi à la trace des hirondelles de fenêtre insectivores dans un parc de Camargue, en France, où un agent de contrôle microbien des moustiques venait d’être pulvérisé. Ils ont découvert que les oiseaux pondaient en moyenne deux œufs par nid après la pulvérisation, contre trois sur les sites de référence. On peut cependant supposer que la plupart des oiseaux qui se nourrissent de moustiques se tourneraient vers d’autres insectes, qui pourraient remplacer les moustiques. Les larves représentent par ailleurs une part importante de la biomasse des écosystèmes aquatiques. Elles prolifèrent dans des nappes d’eau comme les mares, mais aussi dans les cavités d’arbres ou les pneus usagés. Elles se nourrissent de feuilles en décomposition, de déchets organiques et de micro-organismes. En l’absence de ces larves, leur rôle de filtrage et de nettoyage serait-il tenu par d’autres organismes ?
La réponse dépend peut-être de la nature des nappes d’eau. Ainsi, sur la côte est de l’Amérique du Nord, les larves de moustiques occupent une place importante dans les communautés d’insectes extrêmement denses que l’on trouve dans les urnes de 25 à 100 millilitres des népenthès (Sarracenia purpurea [une plante carnivore]). Quand d’autres insectes se noient dans l’eau, les moucherons mâchent leurs carcasses et les larves de moustiques se nourrissent des résidus, produisant pour la plante des nutriments tels que l’azote. Dans ce cas, l’élimination des moustiques pourrait affecter la croissance des plantes. Les services que les moustiques rendent aux écosystèmes, autrement dit les bénéfices que les êtres humains tirent de la nature, sont un argument plus fort en faveur de leur conservation. Sans eux, des milliers d’espèces végétales perdraient un groupe de pollinisateurs. Les moustiques adultes puisent leur énergie dans le nectar (seules les femelles de certaines espèces ont besoin de sang pour se procurer les protéines nécessaires à la ponte). Cependant, Janet McAllister, entomologiste médicale du Centre de contrôle et de prévention des maladies de Fort Collins, dans le Colorado, considère que la pollinisation n’est pas cruciale pour les récoltes dont les êtres humains sont tributaires. Au final, il semble bien que les moustiques ne fassent pas grand-chose que d’autres organismes ne puissent faire à leur place.
Moins de souffrance humaine
Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), sans le coût du paludisme, des pays comme ceux de l’Afrique subsaharienne pourraient avoir une croissance économique annuelle supérieure de 1,3 %. Il y aurait “moins de charges pesant sur le système de santé et les hôpitaux, et une réaffectation des dépenses consacrées à la lutte contre les maladies transmises par les moustiques à d’autres problèmes de santé prioritaires”, souligne Jeffrey Hii, un scientifique spécialisé dans le paludisme qui travaille pour l’OMS à Manille. Pour Phil Lounibos, écologiste au Laboratoire d’entomologie médicale de Floride, à Vero Beach, “l’élimination des moustiques soulagerait temporairement la souffrance humaine”. Ses travaux donnent en effet à penser que tous les efforts pour éradiquer une espèce porteuse de maladies seraient vains, car sa niche serait rapidement comblée.
Compte tenu des terribles conséquences humanitaires et économiques des maladies propagées par les moustiques, peu de scientifiques iraient jusqu’à suggérer que les coûts liés à l’augmentation de la population humaine seraient plus élevés que les bénéfices qu’il y aurait à avoir cette population en meilleure santé. Et les “dommages collatéraux” que l’éradication ferait subir aux écosystèmes ne les inquiètent pas outre mesure. Les limites des méthodes d’éradication, et non le manque d’intention de le faire, rendent improbable la thèse d’un monde sans moustiques.
Alors que les humains conduisent toutes sortes d’espèces utiles – des thons aux coraux – au bord de l’extinction, ils ne parviennent pas, malgré tous leurs efforts, à menacer sérieusement un insecte dont les mérites sont peu évidents. “[Les moustiques] n’occupent pas une niche imprenable dans l’environnement”, remarque l’entomologiste Joe Conlon, de la Fédération américaine de lutte contre les moustiques, à Jacksonville, en Floride. “Si demain nous les éradiquions, les écosystèmes dans lesquels ils sont présents auraient un soubresaut, puis la vie reprendrait son cours. Et ils seraient remplacés par quelque chose de meilleur ou de pire.”